Roger Reboussin

Laissez-vous entraîner par cette poésie. Celle d'un homme d'esprit et de cœur qui s'abandonna au rêve tout en ne quittant pas la solide réalité des choses de la vie. 

Il y a une quarantaine d'années, je fréquentais déjà les laboratoires de zoologie du Muséum où s'ouvrait pour moi le monde merveilleux des oiseaux. Ces visites, aussi fréquentes que le permettait la préparation des certificats universitaires, me firent rencontrer ceux qui alors hantaient la Maison : hommes de science réputés, mais aussi amateurs qu'animait la passion de l'histoire naturelle, personnes retirées des affaires pouvant enfin donner libre cours à leur vocation, grands voyageurs et « coloniaux » de passage entre deux séjours outre-mer, jeunes en culottes courtes, eux aussi bienvenus dans ces hauts lieux de la science.

C'est là qu'un jour la silhouette d'un homme se profila à la porte des salles de collection. D'allure noble, les cheveux déjà fortement mêlés de blanc et rejetés en arrière, un énorme cartable sous le bras, tel m'apparut Roger Reboussin.

Dès l'abord, il manifesta sa sympathie au débutant que j'étais. Il rectifia quelques-unes de mes erreurs de détermination, puis il me montra les planches dont il venait de terminer l'exécution d'après les spécimens du Muséum. Il m'initiait ainsi en même temps à l'histoire naturelle et à l'art animalier, à l'art tout court devrais-je dire, deux formes indissociables de toute culture.

Je le rencontrai bien souvent au cours des années qui suivirent.

Penché sur son papier, il jetait ses croquis ou peignait d'une main sûre ses sujets favoris. Sous son pinceau, les tristes « peaux » de la collection reprenaient vie et soudain se plaçaient tout naturellement sur la grève mouillée d'embrun ou parmi la fougère mêlée de bruyère et de feuilles déjà mortes. On croyait entendre la mélodie plaintive du courlis ou l'appel sonore du pic épeiche.

Il avait une prédilection marquée pour nos oiseaux d'Europe, aux robes certes effacées, néanmoins prestigieuses dans leur fausse modestie. Plus tard, il eut l'occasion de parcourir l’Afrique. centrale. Il en rapporta des croquis, des aquarelles et des toiles fastueuses, oiseaux aux couleurs vives, paysages aux tons d'ocre et de terre brûlée, Noirs dépeçant des éléphants monumentaux ou portant sur leur tête le massacre de buffles aux cornes démesurées.

Lui à qui plaisait la douceur du pays de Vendôme savait tout aussi bien peindre l'Afrique violente et chargée de contrastes.

Ainsi, Roger Reboussin fut à la fois un naturaliste averti et un artiste aux talents multiples. Il avait parcouru tous les lieux où se rencontrent encore la faune et la flore françaises, et depuis son plus jeune âge avait su se ménager une vie sauvage. Il y avait observé les oiseaux et les mammifères, mais aussi les fleurs et les insectes. Il les connaissait par leur nom et fit maintes observations originales qu'il consigna dans de savants articles.

Il fut avant tout un artiste animalier parmi les plus prestigieux du siècle. Il avait une manière prodigieuse de « croquer » un animal en quelques traits de plume ou de pinceau. La représentation de la vie prise sur le vif était sa première force. Il excellait à camper un oiseau ou un mammifère dans son attitude exacte. Bien souvent, on avait envie de lui retirer son œuvre avant qu'elle ne soit terminée pour lui conserver la fraîcheur et la spontanéité de l'esquisse initiale.

Il savait aussi la poursuivre plus loin et alors aimait représenter l'animal dans son milieu. Il connaissait d'expérience et d'instinct, celui du naturaliste et celui de l'artiste, que toute bête se fond dans son environnement. Que ses formes et ses couleurs sont disruptives et tendent à la faire disparaître par un phénomène d'homochromie bien connu des biologistes. Ce fait le hanta au cours de toute son œuvre. Ses grandes compositions le démontrent amplement: rennes cheminant à travers la toundra barrée de névés, bécasse sur un lit de feuilles mortes, chevalier sur fond de galets, de varech et de brume.

Roger Reboussin apparaît ainsi comme un chantre de la nature, un esprit et une âme ouverts aux beautés des grands bois, de la lande et de la plage, ou à celles, plus âpres, des savanes et forêts tropicales. Il représenta les acteurs des drames qui les agitent en connaisseur, celui qui sait mais surtout celui qui sent. Son apport à l'art animalier et à la manière de traduire son émotion devant une bête ou un phénomène naturel est d'importance majeure. Il fit bénéficier tous ceux qui l'approchèrent de son expérience, avant tout ses élèves du Muséum où il fut Maître de dessin pour les animaux - quel beau titre ! - des années durant.

Il fut aussi un écrivain de talent. Auteur de plusieurs livres où il parle de ses aventures de naturaliste et d'artiste et expose ses théories de l'animal couleur du temps et couleur du milieu, il avait laissé des textes inédits ou publiés dans des recueils désormais introuvables. Il est heureux de les voir rassemblés dans ce volume.

Il convient bien sûr de les lire avec l'esprit de leur époque, celle qui s'étend de 1930 à 1965. Certaines de ses réflexions relatives à la nature, à la chasse, à l'exploitation des ressources naturelles, voire à l'histoire, paraîtront dépassées. Elles ne sont jamais anachroniques; certaines sont en avance sur leur temps, d'autres sont comme les prémices du nôtre. Un vrai naturaliste ne saurait être que de tous les temps. Le lecteur saura suivre les démarches de l'auteur, d'une haute culture et d'une profonde sensibilité. Sa langue est précise, riche de la poésie de l'artiste, tout comme son écriture qui était d'une élégance rare.

Ses écrits ne « datent » pas plus que ses croquis, ses aquarelles et ses toiles dont le style est en directe filiation des impressionnistes, ces naturalistes inassouvis.

Il serait juste que notre époque rende hommage à ce Maître et le place là où son talent l'appelle. Ouvert à toutes les perceptions, sensible à tout ce qui touche à la nature et aux êtres qui en forment les rouages, Roger Reboussin mérite de figurer parmi ceux qui, par le crayon et le pinceau, marquèrent notre temps. Par la plume aussi, et je suis heureux de rendre hommage à l’écrivain qu’il fut.

Ami lecteur, laissez-vous entraîner par cette poésie. Celle d'un homme d'esprit et de cœur qui s'abandonna au rêve tout en ne quittant pas la solide réalité des choses de la vie. 

 

Jean DORST (1924-2001), Ornithologue, Membre de l'Institut.

Préface du livre : La Chasse du Peintre, Roger Reboussin, 1981, Editions de l'orée.